COLETTE LL3 - CHUT

Publié le 30 juin 2025 à 18:25

Texte :

Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis elle revint dans l’Yonne et s’y maria, deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté 5 originelle qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait « le commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait 10 ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…
– Chut !… Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, 15 déchiquetait la chair rosée…
– Qu’il est beau !…chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ?


Colette, Sido, 1930.

Analyse : 

INTRODUCTION : 

Dans cet extrait autobiographique tiré de Sido, Colette évoque avec tendresse et fascination sa mère, dont elle célèbre la sensibilité, l’originalité et la communion avec la nature. Le passage oscille entre portrait vivant, souvenir d'enfance, et tableau poétique, révélant une figure maternelle presque mythique.

🔍 ANALYSE LINÉAIRE

✨ Lignes 1-2 : Origines et cadre de vie

« Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés […] »

🔹 « Au vrai » → marque une affirmation sobre, un début d’évocation quasi biographique.
🔹 Colette dresse un tableau de vie : enfance rurale, adolescence bohème, entre campagne et monde artistique.
🔹 L’énumération « peintres, journalistes, virtuoses » évoque un univers cultivé, vivant, qui contraste avec l’Yonne rurale, et donne à voir une femme entre deux mondes : la nature et la culture.

✨ Lignes 2-3 : Mariages et ancrage rural

« […] puis elle revint dans l’Yonne et s’y maria, deux fois. »

🔹 Le retour dans l’Yonne marque une reconnexion aux racines.
🔹 Le fait qu’elle se soit « mariée deux fois » est mentionné sans détail affectif, presque anecdotiquement, suggérant que l’amour conjugal importe moins que l’amour de la nature ou de l’instant.

✨ Lignes 3-5 : Questionnement sur l’héritage spirituel

« D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. »

🔹 Question rhétorique → Colette s’interroge sur l’origine mystérieuse de la sensibilité de sa mère.
🔹 Elle parle de « rurale sensibilité », d’un « goût fin » : la mère est présentée comme discrètement raffinée, jamais vulgaire, enracinée mais subtile.

« Je la chante, de mon mieux. »

🔹 La narratrice se place en poète. Ce vers bref et sincère introduit une tonalité lyrique et hommage.
🔹 Elle n’écrit pas une biographie, mais une célébration filiale.

✨ Lignes 5-7 : La clarté contre la banalité

« Je célèbre la clarté originelle qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait ‘le commun des mortels’. »

🔹 La mère est peinte comme différente, lumineuse, presque élue.
🔹 Opposition entre :

  • « clarté originelle » = lumière intérieure, pureté intuitive

  • « petites lumières » = effort intellectuel, société triviale
    🔹 Elle rejette « le commun des mortels » → posture d’écart, d’indépendance, proche du stoïcisme naturel.

✨ Lignes 7–10 : L’épouvantail et la nature transfigurée

« Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles […] »

🔹 Évocation d’un geste quotidien, presque comique, ancré dans la réalité agricole.

« notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série […] coiffait ses groseilliers de gibus poilus »

🔹 Description fantaisiste du voisinage → touche d’humour doux, regard d’enfant, déformation burlesque.
🔹 La scène devient poétique, presque surréaliste, avec des objets animés d’une vie propre.
🔹 L’épouvantail, normalement figure de la peur, est ici intégré à une rêverie rustique.

✨ Lignes 10–11 : Suspense et rupture narrative

« Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel […] »

🔹 Phrase très picturale : la mère devient statue vivante, figure de contemplation.
🔹 L’expression « passionnément immobile » crée un oxymore fort → elle ne fait rien, mais vit intensément l’instant.
🔹 La posture tournée vers le ciel évoque la spiritualité, mais :

« d’où elle bannissait les religions humaines… »

🔹 Paradoxe : mysticisme sans religion. Sido est en lien direct avec le sacré du vivant, sans dogme.

✨ Ligne 12 : Injonction au silence et au regard

« – Chut !… Regarde… »

🔹 Le dialogue commence, mais c’est une parole du silence.
🔹 Double injonction : se taire, puis observer → tout le sens du texte tient dans cette expérience contemplative.

✨ Lignes 13–15 : Apparition du merle

« Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée… »

🔹 Description picturale, sensuelle, presque impressionniste.
🔹 Le merle n’est plus une nuisance, mais une œuvre vivante, colorée, intégrée au rythme de la nature.
🔹 Le vocabulaire associe violence et beauté : « déchiquetait », « buvait », mais dans une harmonie visuelle.

✨ Lignes 15–16 : L’émerveillement de la mère

« – Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? »

🔹 Admiration murmurée, presque religieuse.
🔹 Anthropomorphisme inversé : ce n’est pas l’animal qui devient humain, mais l’humain qui devient contemplatif de l’animal.
🔹 La mère n’est pas en train de chasser le merle — elle l’observe comme une apparition poétique.

🧾 CONCLUSION POSSIBLE

Cet extrait de Sido illustre à merveille la façon dont Colette, à travers le portrait de sa mère, chante une alliance fusionnelle entre l’être humain et la nature. Sido incarne une forme de sagesse instinctive, de spiritualité païenne, que la narratrice célèbre dans un style lyrique, pictural, teinté d’humour. Le texte est à la fois souvenir d’enfance, portrait d’une femme libre, et leçon de regard : il nous apprend à voir autrement, à nous taire pour percevoir.