SCÈNE VI.
Dorante, Cliton.
CLITON.
Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ?
DORANTE.
Je remets à ton choix de parler ou te taire ;
Mais quand tu vois quelqu'un, ne fais plus l'insolent.
CLITON.
Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ?
DORANTE.
Où me vois-tu rêver ?
CLITON.
J'appelle rêveries
Ce qu'en d'autres qu'un maître on nomme menteries ;
Je parle avec respect.
DORANTE.
Pauvre esprit !
CLITON.
Je le perds
Quand je vous ois parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guère.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ?
DORANTE.
J'en montre plus de flamme, et j'en fais mieux ma cour.
CLITON.
Qu'a de propre la guerre à montrer votre flamme ?
DORANTE.
Oh ! Le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d'abord : « J'apporte à vos beautés
Un coeur nouveau venu des universités ;
325 Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
Je sais le code entier avec les authentiques,
Le Digeste nouveau, le vieux, l'Infortiat,
Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat ! »
Qu'un si riche discours nous rend considérables !
Qu'on amollit par là de coeurs inexorables !
Qu'un homme à paragraphe est un joli galant !
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant :
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
À mentir à propos, jurer de bonne grâce,
335 Étaler force mots qu'elles n'entendent pas,
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas,
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés :
Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne ;
On leur fait admirer les baies qu'on leur donne,
Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
Passe pour homme illustre, et se met en crédit.
CLITON.
À qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire ;
Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.
DORANTE.
J'aurai déjà gagné chez elle quelque accès ;
Et loin d'en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence.
Voilà traiter l'amour, Cliton, et comme il faut.
CLITON.
À vous dire le vrai, je tombe de bien haut.
Urgande et Mélusine : fées légendaires.
Mais parlons du festin : Urgande et Mélusine
N'ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine ;
Vous allez au delà de leurs enchantements :
Vous seriez un grand maître à faire des romans ;
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courraient toute la terre ;
Et ce serait pour vous des travaux forts légers
360 Que d'y mêler partout la pompe et les dangers.
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles
🎯 Problématique
Comment Corneille fait-il de ce dialogue un moment comique de dévoilement de la tromperie, tout en proposant une critique sociale du mensonge amoureux et de la vanité masculine ?
🧭 Plan de lecture linéaire
I. (v. 310-318) L’affrontement comique entre le valet et le maître
II. (v. 319-340) La stratégie du mensonge amoureux exposée
III. (v. 341-364) Satire du langage creux et du prestige mensonger
🔍 Lecture linéaire
I. Un échange piquant entre valet critique et maître menteur (v. 310–318)
« Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ? »
Cliton ose interpeller son maître, dans un ton faussement respectueux, ironiquement poli.
Le tutoiement fait place ici au vouvoiement, code de respect social, mais la réplique est en réalité sarcastique.
« Je remets à ton choix de parler ou te taire ; / Mais quand tu vois quelqu’un, ne fais plus l’insolent. »
Dorante, fidèle à son image de jeune fanfaron, domine verbalement le valet. Le rythme binaire illustre sa volonté de contrôle.
« Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ? »
Cliton attaque frontalement : il dénonce les récits exagérés de Dorante.
Il emploie « rêver » comme euphémisme ironique pour mentir.
« J’appelle rêveries / Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries ; / Je parle avec respect. »
Cliton pousse l’ironie au comble : hypocrisie volontaire → critique voilée sous couvert de respect.
Rime en -ies crée une musicalité comique.
« Quand je vous ois parler de guerre et de concerts. »
Il désigne les thèmes favoris du menteur : gloire militaire et festivités fictives.
Cliton joue le rôle du spectateur lucide, révélant la distance entre apparence et vérité.
📌 Idée maîtresse : Corneille installe un comique de situation et de langage : un valet perspicace face à un maître ridicule.
II. L’art du mensonge amoureux (v. 319–340)
« Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ? »
Cliton accuse : Dorante prétend revenir de campagne pour séduire.
« J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour. »
Dorante revendique l’efficacité de son mensonge : c’est une stratégie galante.
« Oh ! Le beau compliment à charmer une dame… »
Ici commence une tirade parodique : Dorante imagine le contre-exemple absurde d’un discours amoureux basé sur… le droit romain !
« Le Digeste nouveau, le vieux, l’Infortiat… »
Allusion comique à un lexique juridique complexe : Jason, Balde, Accurse, Alciat sont de vrais juristes médiévaux.
Le propos devient volontairement abscons : critique des discours prétentieux, satire des érudits pédants.
« Qu’un si riche discours nous rend considérables ! »
Ironie évidente : le savoir ne séduit pas → ce qui séduit, c’est la vaillance feinte et les mensonges brillants.
« À mentir à propos, jurer de bonne grâce… »
Éloge paradoxal de l’hypocrisie → Dorante défend une esthétique du paraître, à rebours de l’idéal classique de sincérité.
📌 Idée maîtresse : le mensonge est ici théâtralisé, codifié, et mis au service de l’illusion sociale.
III. Satire du discours creux et du prestige fictif (v. 341–364)
« Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas, »
Dorante cite des généraux célèbres du XVIIe siècle → fanfaronnade militaire, nommer pour épater sans comprendre.
« Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares »
Ironie corrosive : plus c’est incompréhensible, plus c’est admiré.
Critique de la bêtise mondaine et de la fausse admiration féminine.
« Angles, lignes, fossés… » → vocabulaire militaire
Dorante accumule les termes techniques, mais hors contexte, ils deviennent ridicules.
« Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne. »
Dorante avoue : l’effet compte plus que le sens.
C’est une poétique de l’illusion, du spectacle verbal, proche de la rhétorique vide.
« Et tel, à la faveur d’un semblable débit, / Passe pour homme illustre, et se met en crédit. »
Conclusion cynique : le faux brille plus que le vrai dans une société fondée sur l’apparence.
📌 Idée maîtresse : Corneille dénonce ici une société où l’esbroufe prévaut sur le mérite, où le langage est détourné pour manipuler.