MUSSET - ACTE I - SCENE 3

Publié le 30 juin 2025 à 22:49

LL 9 : Musset, On ne badine pas avec l’amour, Acte I, scène 3, 1834

Perdican
Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir refusé un baiser ?


Camille
Je suis comme cela ; c’est ma manière.


Perdican
Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?


Camille
Non, je suis lasse.


Perdican
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le
bateau ? Viens, nous descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le
gouvernail.

 

Camille
Je n’en ai nulle envie.


Perdican
Tu me fends l’âme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de coeur pour
notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries
délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?


Camille
Non, pas ce soir.


Perdican
Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.


Camille
Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le
passé.


Perdican
Comment dis-tu cela ?


Camille
Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût.


Perdican
Cela t’ennuie ?


Camille
Oui, cela m’ennuie.


Perdican
Pauvre enfant ! je te plains sincèrement.
(Ils sortent chacun de leur côté.)


Le Baron, rentrant avec dame Pluche.


Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave
harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon joue : Mon coeur soupire, pendant
que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison
produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon coeur.


Dame Pluche


Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à
mon sens, que les parties de bateau.


Le Baron

Parlez-vous sérieusement ?


Dame Pluche

Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau.


Le Baron
Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors…


Dame Pluche
Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre  ferme seule avec un jeune homme.


Le Baron
Mais je répète… Je vous dis…


Dame Pluche
C’est là mon opinion.


Le Baron
Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a certaines expressions que je ne
veux pas… qui me répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne me retenais…
Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous.


(Il sort.)

 

 

📌 Mise en contexte

Cette scène, située au début de la pièce, met en présence Perdican, jeune homme romantique de retour au village, et Camille, sa cousine, élevée dans un couvent. Leurs retrouvailles sont attendues comme un moment d’union et de tendresse. Mais ici, c’est tout l’inverse : Camille rejette les avances nostalgiques de Perdican. S’ensuit une confrontation verbale à la fois comique et douloureuse, suivie d’un commentaire burlesque du Baron et de dame Pluche, qui ajoutent une touche satirique sur les convenances sociales.

🎯 Problématique

Comment cette scène dévoile-t-elle la tension entre romantisme et désillusion, entre naturel du sentiment et diktat des convenances ?

🧭 Plan

I. (l.1–20) : Un dialogue de sourds entre Camille et Perdican : de l’appel à l’échec
II. (l.21–25) : La rupture brutale entre les deux personnages
III. (l.26–fin) : La satire sociale par le Baron et dame Pluche

🔍 Lecture linéaire

I. Un dialogue de sourds (l.1–20)

« Cela n’a rien de beau […] refuser un baiser »
Dès l’ouverture, Perdican exprime sa déception amoureuse. Le ton est affectif mais aussi moral, avec « cela n’a rien de beau ».

« Je suis comme cela ; c’est ma manière. »
Réponse laconique de Camille : son ton sec, détaché, marque un refus de tout sentimentalisme.

Les propositions de promenade et de souvenirs d’enfance sont rejetées une à une.
Perdican évoque la prairie, le bateau, la ferme, éléments d’un passé idyllique et bucolique. C’est un registre lyrique, presque nostalgique.

« Tu me fends l’âme » (l.9)
Expression tragique : le pathétique s’installe.

Mais Camille résiste : « Je ne suis pas assez jeune […] ni assez vieille ». Cette formule marque une neutralisation émotionnelle, typique de la logique froide.

Elle rejette la mémoire affective : « les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût » – elle préfère l’oubli au lien, ce qui tranche avec le lyrisme de Perdican

II. Une rupture brutale (l.21–25)

« Pauvre enfant ! je te plains sincèrement. »
Perdican passe à la condescendance. Le mot « enfant » infantilise Camille, dernière tentative de supériorité morale avant la fuite mutuelle : « Ils sortent chacun de leur côté. »

Cette rupture est muette, mais elle marque une cassure dans le projet amoureux, qui n’en est encore qu’à son balbutiement.

III. Satire des convenances (l.26–fin)

Le Baron espérait une idylle harmonieuse : « la plus suave harmonie ». Mais il constate une discorde : « Mon cœur soupire » vs « Vive Henri IV » — une image musicale grotesque, relevant de l’absurde comique.

Dame Pluche incarne les valeurs réactionnaires, les préjugés moraux :
Elle refuse la promenade en barque comme un acte indécent : « Une jeune fille qui se respecte […] ne se hasarde pas sur les pièces d’eau ».

Le dialogue est caricatural, au bord de la parodie :
Le Baron tente de rationaliser : « son cousin doit l’épouser », mais dame Pluche réplique avec des « convenances » absurdes.

La chute comique : « Vous êtes une pécore, Pluche ! »
Le grotesque verbal du Baron fait basculer la scène dans le comique de caractère, voire le burlesque.

 

✅ Conclusion

Cette scène brise les attentes du spectateur : l’amour annoncé ne se réalise pas. Camille résiste aux souvenirs et Perdican se heurte à une froideur inattendue. L’intervention du Baron et de dame Pluche renforce l’ironie de Musset, qui dénonce le poids des conventions sociales et le ridicule du moralisme bourgeois. C’est toute la tension entre idéal romantique et réalité sociale qui s’exprime ici, dans une langue à la fois délicate et mordante. 💔🎭