Fontenelle LL2

Publié le 1 juillet 2025 à 17:23

J’ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend; je ne sais où elle peut l’avoir pris, étant aussi impertinente qu’elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu’il pourra y avoir un jour du commerce entre la Terre et la lune. Remettez-vous dans l’esprit l’état où était l’Amérique avant qu’elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires. Ils
allaient nus, ils n’avaient point d’autres armes que l’arc, ils n’avaient jamais conçu que des hommes pussent être portés par des animaux; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n’y avait rien. Il est vrai qu’après avoir passé des années entières à creuser le tronc d’un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu’ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper et, à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu’ils s’y délassaient. Qui
leur eût dit qu’il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite qu’on pouvait traverser cette étendue infinie d’eaux, de tel côté et de tel sens qu’on voulait, qu’on s’y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus, qu’on était maître de la vitesse avec laquelle on allait, qu’enfin cette mer, quelque vaste qu’elle fût, n’était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu’il y eût des peuples au-delà, vous pouvez compter qu’ils ne l’eussent jamais cru. Cependant voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent de monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D’où sont-ils venus ? Qui a pu les amener par-dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur disposition ? Sont-ce les enfants du
Soleil ? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela je ne veux plus jurer qu’il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la Lune et la Terre. Les Américains eussent-ils cru qu’il eût dû y en avoir entre l’Amérique et l’Europe qu’ils ne connaissaient seulement pas ? Il est vrai qu’il faudra traverser ce grand espace d’air et de ciel qui est entre la Terre et la Lune; mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées ? En vérité, dit la Marquise en me regardant, vous êtes fou. Qui vous dit le contraire ? répondis-je.

 

🎯 Introduction du passage

Fontenelle imagine ici un commerce entre la Terre et la Lune, idée farfelue à l’époque (1686), mais qu’il développe avec une analogie brillante : il compare cette hypothèse à l’impossibilité, pour les peuples amérindiens, d’avoir imaginé le contact avec l’Europe avant l’arrivée de Christophe Colomb. Le but ? Déconstruire nos certitudes, montrer que l’impossible d’aujourd’hui peut devenir le réel de demain.

🪐 Mouvement 1 (l.1–6) – Une idée “ridicule”... mais vraisemblable

"J’ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance…"

📌 Analyse :

  • Fontenelle commence par une fausse modestie rhétorique : il reconnaît l’apparente absurdité de son idée, ce qui désamorce la critique.

  • L’oxymore “ridicule” / “vraisemblable” intrigue : peut-on raisonnablement croire à l’invraisemblable ?

  • Il propose une hypothèse provocante : un commerce entre la Terre et la Lune.

  • L’objectif est de bousculer les limites de l’imaginaire rationnel.

🌎 Mouvement 2 (l.6–20) – Retour sur les peuples amérindiens avant 1492

"Remettez-vous dans l’esprit l’état où était l’Amérique…"

📌 Analyse :

  • Fontenelle fait appel à l’histoire récente, connue de ses lecteurs : la découverte du Nouveau Monde.

  • Il décrit les Amérindiens comme vivant dans l’ignorance technologique, sans navigation maîtrisée, sans armes modernes, sans chevaux, etc.

  • Ce tableau peut aujourd’hui sembler ethnocentrique, mais il sert ici à mettre en relief la distance cognitive entre deux civilisations.

🏹 La mer est alors décrite comme une barrière infranchissable, comme l’air ou l’espace le sont pour nous à son époque.

Mouvement 3 (l.20–32) – L’incrédulité face à la navigation européenne

"Qui leur eût dit qu’il y avait une sorte de navigation..."

📌 Analyse :

  • Le style devient ici rhétorique et accumulatif : Fontenelle empile les exploits techniques de la navigation européenne pour créer un effet de sidération.

  • Vocabulaire technique : “vitesse”, “immobilité”, “direction” → cela renforce le contraste avec les canoës primitifs.

  • L’objectif est clair : l’imagination humaine a des bornes temporaires, dictées par l’expérience.

✨ La leçon implicite : ce n’est pas parce qu’une chose nous semble impossible aujourd’hui qu’elle l’est en soi.

🌟 Mouvement 4 (l.32–41) – Le choc de la rencontre : une scène de science-fiction inversée

"Cependant voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange..."

📌 Analyse :

  • L’irruption des Européens sur le sol américain est décrite comme une scène de science-fiction :

    • “grands corps énormes”, “ailes blanches” → métaphore des voiles.

    • “feu de toutes parts” → canons.

    • “écaille de fer” → armures.

    • “monstres qui courent sous eux” → chevaux.

  • Les Indigènes interprètent ces êtres comme surnaturels, presque divins : “Enfants du Soleil”.

🔭 C’est ici que Fontenelle crée une inversion saisissante :
👉 Ce que nous avons nous-mêmes fait subir à d’autres peuples pourrait nous arriver un jour à l’échelle cosmique.

🌖 Mouvement 5 (l.41–fin) – Le raisonnement final : relativiser l’impossible

"Après cela je ne veux plus jurer qu’il ne puisse y avoir commerce..."

📌 Analyse :

  • L’argument de Fontenelle est hypothético-déductif : si l’Amérique ne pouvait imaginer l’Europe, pourquoi la Terre ne pourrait-elle pas un jour atteindre la Lune ?

  • Il montre que l'impossibilité est souvent un jugement lié à l’époque, non une vérité absolue.

  • Il conclut sur une formule ironique : “vous êtes fou” / “qui vous dit le contraire ?” → ce dialogue léger dissimule une philosophie du doute méthodique, influencée par Descartes.

🧠 Conclusion

Ce passage est une fable scientifique et philosophique, où Fontenelle :

  • utilise le passé (la découverte de l’Amérique) pour penser le futur (le voyage spatial),

  • critique l’arrogance de la pensée figée,

  • valorise l’ouverture d’esprit et l’humilité devant l’inconnu.

🪶 C’est une préfiguration du relativisme scientifique : la vérité est en mouvement, et ce que nous pensons impossible aujourd’hui peut devenir banal demain.