FONTENELLE LL4 nos mystères dans le peuple

Publié le 1 juillet 2025 à 17:33

"Il y avait longtemps que..."

Il y avait longtemps que nous ne parlions plus des mondes, Madame L.M.D.G. et moi, et nous commencions même à oublier que nous en eussions jamais parlé, lorsque j’allai un jour chez elle, et y entrai justement comme deux hommes d’esprit et assez connus dans le monde en sortaient. Vous voyez bien, me dit-elle aussitôt qu’elle me vit, quelle visite je viens de recevoir; je vous avouerai qu’elle m’a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m’avoir gâté l’esprit. Je serais bien glorieux, lui répondis je, d’avoir eu tant de pouvoir sur vous, je ne crois pas qu’on pût rien entreprendre de plus difficile. Je crains pourtant que vous ne l’ayez fait, reprit-elle. Je ne sais comment la conversation s’est tournée sur les mondes, avec ces deux hommes qui viennent de sortir; peut-être ont-ils amené ce discours malicieusement. Je n’ai pas manqué de leur dire aussitôt que toutes les planètes étaient habitées. L’un d’eux m’a dit qu’il était fort persuadé que je ne le croyais pas; moi, avec toute la na•veté possible, je lui ai soutenu que je le croyais; il a toujours pris cela pour une feinte d’une personne qui voulait se divertir, et j’ai cru que ce qui le rendait si opiniâtre à ne me pas croire moi même sur mes sentiments, c’est qu’il m’estimait trop pour s’imaginer que je fusse capable d’une opinion si extravagante. Pour l’autre, qui ne m’estime pas
tant, il m’a crue sur ma parole. Pourquoi m’avez-vous entêtée d’une chose que les gens qui m’estiment ne peuvent pas croire que je soutienne sérieusement ? Mais, Madame, lui répondis-je, pourquoi la souteniez-vous sérieusement avec des gens que je suis sûr qui n’entraient dans aucun raisonnement qui fût un peu sérieux ? Est-ce ainsi qu’il faut commettre les habitants des planètes ? Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple.

 

 

🎯 Introduction du passage

Ce passage ouvre la sixième et dernière soirée, et ne revient au sujet des “mondes” qu’après une pause. Mais cette fois, l’intérêt se déplace : il ne s’agit plus d’expliquer l’univers, mais de réfléchir sur les conditions sociales de sa réception, notamment à travers les réactions moqueuses des “gens d’esprit”. En arrière-plan : la question de l’estime sociale, du sérieux scientifique, et de la solitude de ceux qui croient à l’avant-garde.

💬 Mouvement 1 (l.1–6) – Une rupture dans le dialogue sur les mondes

"Il y avait longtemps que nous ne parlions plus des mondes…"

📌 Analyse :

  • L’entrée en matière est modeste, presque anecdotique : cela faisait un moment que le sujet avait été oublié.

  • Ce retrait souligne que les idées nouvelles ne s’installent pas facilement, même dans une conversation à deux.

  • L’effet de distraction ou d’oubli souligne que la croyance dans d’autres mondes n’est pas encore intégrée à la pensée dominante.

🌌 L’oubli du cosmos ici symbolise la fragilité des idées nouvelles, qui peinent à se fixer dans l'esprit.

🧠 Mouvement 2 (l.6–14) – Une remarque blessante : la Marquise soupçonnée d’avoir “l’esprit gâté”

"Je vous avouerai qu’elle m’a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m’avoir gâté l’esprit."

📌 Analyse :

  • La Marquise est troublée : ses interlocuteurs la font douter d’elle-même, comme si sa crédulité à propos des mondes lui portait atteinte intellectuellement.

  • Le verbe “gâter l’esprit” est péjoratif : il renvoie à l’idée d’esprit corrompu ou égaré par des rêveries absurdes.

  • La réponse du narrateur est ironique et galante : il fait mine de flatter (“ce serait glorieux”), tout en esquivant la responsabilité.

🤹‍♀️ L’échange joue sur les codes du salon mondain, où tout est dit avec distance, humour, et esprit de repartie.

🌐 Mouvement 3 (l.15–28) – Un malentendu sur la croyance : sincérité vs feinte

"Je leur ai soutenu que je le croyais ; il a toujours pris cela pour une feinte…"

📌 Analyse :

  • La Marquise a cru soutenir sérieusement une idée scientifique (l’habitabilité des planètes), mais on la soupçonne de faire semblant, de jouer un rôle.

  • Cela souligne le clivage entre vérité et vraisemblance sociale : même une conviction honnête est perçue comme feinte si elle est trop décalée.

  • Les deux hommes sont symétriquement opposés :

    • L’un l’estime trop pour croire qu’elle puisse penser cela sérieusement (→ préjugé intellectuel élitiste).

    • L’autre l’estime trop peu pour en douter (→ préjugé sexiste ou condescendant).

🎭 Fontenelle pointe ici la comédie sociale de l’opinion : ce n’est pas seulement ce qu’on croit qui compte, mais qui le croit et dans quel contexte.

🫥 Mouvement 4 (l.28–fin) – La défense du cercle initié et de la discrétion philosophique

"Est-ce ainsi qu’il faut commettre les habitants des planètes ? Contentons-nous d’être une petite troupe choisie..."

📌 Analyse :

  • Le narrateur adopte ici un ton de conspiration bienveillante : les habitants des planètes sont des idées précieuses, qu’il ne faut pas exposer aux moqueries.

  • La métaphore religieuse ("nos mystères") renforce le sentiment d’appartenance à une élite éclairée, en avance sur son temps.

  • Il oppose le groupe des initiés (lui et la Marquise) au "peuple" des esprits moqueurs.

  • Il critique le défaut de sérieux chez ceux qui prétendent juger, tout en valorisant le doute méthodique et discret.

🧪 On retrouve une logique propre aux Lumières : la vérité ne doit pas être jetée à tous sans prudence, car l’opinion publique n’est pas encore prête.

🎓 Conclusion

Cet incipit du sixième soir déplace le centre de gravité du dialogue :

  • On ne débat plus de la science elle-même, mais de la réception sociale d’une hypothèse audacieuse.

  • Fontenelle interroge, avec humour et subtilité, la frontière entre sérieux et ridicule, croyance sincère et affectation mondaine, savoir élitiste et ignorance populaire.

  • Il illustre aussi la position précaire des idées nouvelles, qui ne s’imposent pas par la seule force de leur vérité, mais doivent négocier avec les codes sociaux du savoir.