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DISSERTATION N°1 : "juger sans savoir"

🧭 Introduction

Accroche :
Socrate, dans l’Apologie, affirmait que « le véritable savoir consiste à savoir que l’on ne sait rien ». Or, juger sans savoir, n’est-ce pas exactement l’inverse de cette sagesse fondatrice de la philosophie ? « Juger sans savoir » : voilà une attitude que l'on condamne volontiers au nom de la rigueur et de la justice. Pourtant, elle semble être au cœur de notre expérience humaine, sociale et artistique. Le jugement en effet consiste dans le fait de prendre position, souvent pour ou contre un fait ou une idée. Savoir, c'est avoir une connaissance justifiée. D'abord, il semble que juger sans savoir relève de la nature humaine : qui n'a jamais jugé ? Cependant, ce type de jugement pose problème, dans la mesure où il nous amène à fauter ou faire des erreurs. Nous verrons d’abord que juger sans savoir est fréquent, humain, voire fonctionnel. Mais nous montrerons ensuite que cette attitude peut devenir dangereuse, injuste, voire idéologique. Enfin, nous verrons que l’art offre un espace original, où le non-savoir devient fécond, en nous enseignant la prudence du jugement.


I. 🧠 Juger sans savoir : fréquent, humain, fonctionnel

1. Le jugement hâtif : un besoin anthropologique ancré dans la cognition humaine

Depuis les premiers âges, l’être humain juge avant de savoir. Il ne s’agit pas ici d’un simple défaut moral, mais d’une configuration de l’esprit humain. Spinoza, dans la préface son Traité théologico-politique, note que les hommes jugent rapidement. Notre cerveau, pour aller vite, catégorise, simplifie, anticipe : juger sans savoir devient un mécanisme d'économie cognitive. Cette dynamique est illustrée dans Le Cid de Corneille : le roi condamne Rodrigue sur la seule apparence du crime d'honneur, sans chercher à comprendre ses motivations. Il incarne cette tendance spontanée à imposer un sens immédiat au réel. En somme, l’homme juge pour se protéger du chaos de l’inconnu : il crée du sens avant même d’avoir accès à la vérité.

2. Le jugement sans savoir : une nécessité vitale face à l'incertitude

Il arrive que l’on doive juger sans avoir tous les éléments : c’est le lot des situations de crise. Aristote, dans Éthique à Nicomaque, valorise la phronèsis (prudence) comme cette vertu du jugement en contexte incertain. Elle suppose d'agir avec sagacité, sans certitude absolue. Cette idée trouve une résonance poignante dans La Peste d’Albert Camus : le docteur Rieux doit prendre des décisions, isoler les malades, traiter, organiser la résistance, alors qu’il ignore encore la nature exacte du fléau. Il agit, juge, sans savoir – mais non sans raison. Son attitude illustre une forme d’éthique du non-savoir, où l'action responsable précède la compréhension. En ce sens, juger sans savoir est parfois vital, non seulement pour soi, mais pour la collectivité.

3. Le jugement spontané : un acte fondateur du lien social

Enfin, le jugement sans savoir ne relève pas seulement d’un réflexe individuel : il participe aussi de la structuration des sociétés humaines. Les anthropologues comme Claude Lévi-Strauss ont montré que toute culture repose sur des classifications symboliques, des jugements implicites sur le bien, le mal, le pur, l’impur. Ces jugements ne découlent pas d’une connaissance rationnelle, mais d’un consensus mythologique ou rituel. Dans Les Caractères, La Bruyère caricature des types humains sur la base d’intuitions, de stéréotypes moraux ou sociaux – et pourtant ces portraits fonctionnent comme un miroir collectif. Ce jugement partagé, bien qu’imparfait, crée du commun : il permet à une société de nommer, d’orienter, de réagir. En ce sens, le jugement précède parfois le savoir car il fabrique du sens là où l'incertitude menace la cohésion.


II. ⚖️ Juger sans savoir : dangereux, injuste, idéologique

Pour autant, juger sans savoir comporte des risques majeurs : cela peut conduire à des erreurs tragiques, des injustices profondes, et des manipulations idéologiques.

1. L’ignorance fabrique l’erreur : le jugement sans savoir comme illusion de vérité

Juger sans savoir, c’est courir le risque de prendre le faux pour le vrai. Le jugement hâtif, souvent fondé sur l’émotion, la rumeur ou l’apparence, engendre des erreurs tragiques. Descartes, dans ses Règles pour la direction de l’esprit, insistait sur l’impératif de ne juger que sur des idées « claires et distinctes » : sans ce principe, l’esprit se laisse égarer. Ex : le jugement du médecin Semmelweiss par ses confrères. 

2. Juger sans savoir, c’est méconnaître l’altérité : une violence contre la personne

Plus grave encore, juger autrui sans comprendre, c’est nier sa complexité et lui refuser une écoute véritable. Emmanuel Lévinas, dans Totalité et Infini, défend une éthique du visage, c’est-à-dire un rapport à autrui fondé sur la reconnaissance de sa singularité irréductible. En jugeant sans savoir, on ne regarde plus un être humain, mais un archétype, une catégorie, une projection. Joseph K. est accusé sans savoir de quoi. Il subit une justice qui le juge sans explication. Il devient psychologiquement et matériellement atteint à cause de ceci  : il doit se rendre tous les dimanches à un endroit qu'il ne connait, pour un procès dont il ingore les motivations et la cause. Ceci blesse profondément Joseph. 

3. L’ignorance au service du dogme : juger sans savoir, c’est reproduire des dominations

Enfin, le jugement sans fondement n’est pas seulement un égarement individuel ; il peut devenir un instrument de contrôle social. Pierre Bourdieu, dans La Distinction, montre comment les jugements de goût, présentés comme naturels, sont en réalité le produit d’habitus sociaux, c’est-à-dire d’automatismes inconscients hérités d’un milieu. Le jugement devient ainsi un outil de reproduction des hiérarchies, sous couvert d’évidence ou de bon sens. Frédéric Moreau méprise instinctivement les goûts populaires (chansons, tableaux naïfs), et valorise des formes artistiques que sa classe aspire à comprendre. Il juge sans savoir — mais ce jugement esthétique est un marqueur social, hérité d’un désir de distinction. Il croit exprimer un goût personnel, mais ne fait que reproduire des schémas sociaux intériorisés, exactement comme l’analyse Bourdieu. Au cours de plusieurs visites (notamment chez Arnoux, marchand d’art et collectionneur), Frédéric se montre influencé par ce qu’il croit être bon goût, sans vraiment maîtriser les codes — il juge, mais sans savoir réellement ce qu’il admire. Par exemple :« Il trouvait les tableaux sublimes sans pouvoir dire pourquoi. » Frédéric veut imiter les goûts légitimes, mais sans avoir le capital culturel suffisant pour les comprendre ou les justifier. Son jugement est socialement orienté, non fondé.


III. 🎨 L’art, école du non-savoir : 

Là où la société exige des jugements rapides et tranchés, l’art ouvre un espace de lenteur, d’ambiguïté, et de contemplation. Il fait du non-savoir non plus un défaut, mais une richesse.

D’abord, l’art nous enseigne à ne pas juger trop vite. Proust, dans Le Temps retrouvé, insiste sur la lente maturation du regard esthétique : comprendre une œuvre ou une personne prend du temps. Il faut par exemple un certain temps pour appréhender la Joconde de Vinci. Ce tableau, sans narration explicite, sans décor identifiable, suscite d’innombrables interprétations. Est-ce un sourire moqueur, tendre, triste ? Personne ne peut trancher. Pourtant, cette incertitude n’est pas un défaut, mais une vertu plastique : elle invite à l’attente, à la contemplation. Le jugement est différé, voire dissous dans le regard. De Vinci illustre parfaitement le proustisme : la signification d’une œuvre n’est pas donnée d’avance, elle s’épaissit dans le temps, dans l’expérience du spectateur qui doit apprendre à ne pas savoir pour mieux voir.

Ensuite, l’art crée un espace de trouble fécond, en bouleversant les repères du jugement. Jacques Rancière, dans Le Partage du sensible, analyse comment l’art redistribue le visible, le dicible, le pensable. Dans Guernica, Picasso ne dit rien, n’explique rien, mais donne à voir l’horreur brute. Le spectateur, laissé sans clé interprétative univoque, ressent le choc du réel. Loin de condamner ou d’expliquer, l’art fait ressentir l’ambiguïté du monde.

Enfin, le roman constitue un lieu de réapprentissage du jugement. Sarraute dans Pour un oui pour un non nous place dans une situation d’impossibilité du jugement : deux amis s'affrontent dans un débat sur une phrase prononcée dans un passé récent. Qui a tort ? qui a raison ? le ressentiment est-il justifié ? Les deux amis ont leurs raisons, leurs avantages et leurs défauts. Il est difficile de les juger, et au fur et à mesure de la pièce notre jugement change puisque la victime initiale devient l'accusateur principal au milieu de la pièce. 


Conclusion

Loin d’être un accident, cette attitude de jugement sans savoir est profondément ancrée dans notre nature et notre fonctionnement social. Elle peut être nécessaire, voire salvatrice, mais elle demeure risquée, injuste, et souvent instrumentalisée. C’est peut-être l’art, dans sa capacité à ménager le trouble, à retarder le verdict, qui nous offre la leçon la plus précieuse : celle d’une vigilance critique, d’une écoute attentive, et d’un refus des évidences hâtives. Car parfois, ne pas juger, c’est déjà faire preuve de justice 🕊️📖.

 

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DISSERTATION N°1 : "juger sans savoir"

COURS SUR "JUGER"

Le jugement est l'acte de la pensée qui affirme ou nie, et qui ainsi pose le vrai ; plus largement, c'est le point d'arrêt d'un problème, qui s'achève dans une décision. L'existence du jugement est donc au point de rencontre de multiples approches, celles de la logique, de la psychologie, ou même de la doctrine de l'activité.

le judicium est, étymologiquement, la décision judiciaire, et c'est un des aspects parmi d'autres des bases normatives du jugement : on parle du « jugement de goût », qui est le discernement des valeurs esthétiques ou culturelles, ou du jugement moral, qui est le discernement dans le domaine des mœurs.

Il convient au reste de distinguer le jugement ainsi explicité de toutes les formes implicites de l'adhésion ou du refus, ou encore des énoncés non assertifs qui expriment souhait, prière, ordre ou question.

I. Juger, c’est exercer sa raison : fondement de l’autonomie

Juger, c’est d’abord penser par soi-même : c’est l’essence même de l’esprit des Lumières.
🔹 Pour Kant, juger est une faculté essentielle de l’entendement : cela consiste à relier un particulier à un universel (Critique de la faculté de juger, 1790).

« Penser, c’est juger. »

Il distingue deux types de jugements :

  • Le jugement déterminant : appliquer une règle à un cas.

  • Le jugement réfléchissant : chercher la règle à partir du cas (ex. : en esthétique ou en morale).

Exemple : Juger qu’un acte est moral, ce n’est pas seulement constater un fait ; c’est y appliquer une maxime universelle.

⚖️ II. Juger, c’est aussi un acte moral et politique : discerner le bien et le juste

Juger, ce n’est pas qu’un acte logique : c’est un acte de responsabilité.
🔹 Dans le champ juridique, juger implique un pouvoir (celui du juge), mais aussi une lourde charge morale. Comme le dit Aristote, la justice, c’est "rendre à chacun ce qui lui est dû" (Éthique à Nicomaque).

🔹 Chez Hannah Arendt, après le procès d’Eichmann, juger devient une nécessité pour la dignité humaine :

« Le mal n’est pas radical, il est banal parce qu’il résulte d’un défaut de jugement. » (Eichmann à Jérusalem, 1963)

⚠️ Ne pas juger, c’est parfois participer au mal. Juger, c’est donc aussi résister, distinguer, dénoncer, parfois pardonner, mais toujours assumer.

En outre, le jugement exerce une fonction pratique, il termine les débats par la phase qu'on appelle décision ou résolution

🎨 III. Juger, c’est aussi goûter : la question du goût et du jugement esthétique

Le jugement ne se réduit pas à la vérité ou à la justice. Il y a aussi le jugement de goût :
🔹 Pour Kant, encore une fois, le goût est subjectif, mais prétend à l’universel :

« Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » (Critique de la faculté de juger)

Cela signifie que même si le jugement de goût est personnel (je trouve cette musique sublime), je suppose que les autres pourraient me suivre. Cela ouvre à une forme d’inter-subjectivité, au cœur de la culture et du dialogue esthétique.

🔁 IV. Juger, c’est aussi risquer de se tromper : les limites et les abus du jugement

Juger implique une prise de position, donc aussi la possibilité d’erreur ou d’injustice.

🔹 Pour Pascal, le jugement est toujours biaisé par l’habitude, le milieu, la coutume :

« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » (Pensées)

🔹 Pour Nietzsche, juger c’est imposer un cadre moral qui peut étouffer la vie : les jugements moraux sont souvent des expressions de ressentiment (cf. Généalogie de la morale).

V. le jugement reflète les valeurs 

 Une manière historique et positive de reconnaître la persistance et la mutation des valeurs dans les groupes humains consiste à examiner la formulation des jugements d'ordre esthétique, moral ou juridique. On a pu se proposer l'examen de la nature des « jugements de valeur », qui ne portent pas sur la corrélation ou sur le conditionnement des faits, mais plutôt qui rapportent une situation de fait à une norme ou à un ordre préétablis