Texte:
"Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce
vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non
pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même
qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée,
non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul !
Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de
la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est
pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette !
Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux,
si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire
avec raison : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-
on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas
couardise, mais plutôt mépris ou dédain ?"
🟢 Introduction (contexte & enjeux)
Ce passage se situe au début du Discours de la servitude volontaire, un texte dans lequel La Boétie interroge un paradoxe politique fondamental : pourquoi les hommes acceptent-ils d’obéir à un tyran, alors qu’ils pourraient facilement s’en défaire s’ils cessaient de lui obéir ?
Dans cet extrait, La Boétie exprime son indignation face à la docilité des peuples. Il met en scène un cri moral et politique, un refus viscéral de l’injustice. Le passage joue sur une montée rhétorique, mêlant ironie, désespoir et appel à la raison.
🔍 Analyse linéaire (ligne par ligne)
🟥 Lignes 1-3 : L’indignation introductive
« Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? »
🔹 Interjection religieuse (« ô grand Dieu ») → marque une profonde indignation existentielle. Le ton est pathétique, sincère, presque théâtral.
🔹 « Qu’est donc cela ? » → incompréhension face à l’inacceptable.
🔹 Usage de la question rhétorique : elle implique le lecteur dans la stupeur et invite à penser avec l’auteur.
🟥 Lignes 3-5 : Une servitude radicale
« Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir… »
🔹 Répétition de « ce vice » + épithète hyperbolique « horrible » → jugement moral très fort.
🔹 « Non seulement obéir, mais servir » : distinction cruciale. L’obéissance peut être ponctuelle, le service est une soumission volontaire, permanente.
🔹 « un nombre infini d’hommes » → dimension universelle du mal, non exceptionnelle.
🟥 Lignes 5–7 : Une aliénation totale
« non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux »
🔹 Série d’oppositions binaires : gouvernés / tyrannisés, obéir / servir → La Boétie déconstruit la légitimité du pouvoir.
🔹 L'énumération négative (ni… ni… ni…) évoque une dépouillement absolu, une privation d’humanité.
🔹 Cela évoque presque une condition d’esclave.
🟥 Lignes 7–9 : La disproportion révoltante
« De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare […] mais d’un seul ! »
🔹 « Rapines, paillardises, cruautés » → champ lexical de la brutalité et du vice.
🔹 L’indignation vient de la disproportion : un seul homme provoque la soumission de milliers.
🔹 Répétition de « non… non… mais » → rythme de dénonciation indignée.
🟥 Lignes 9–11 : Ironie et dérision du tyran
« Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche […] »
🔹 Référence aux héros bibliques → légitimerait une soumission par la force.
🔹 « hommelet » = néologisme péjoratif → moquerie du tyran, figure ridicule.
🔹 Dénonciation du tyran non comme puissant, mais comme faible, inutile, indigne.
🟥 Lignes 11–13 : Ridiculisation accrue
« qui n’a jamais flairé la poudre des batailles […] qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! »
🔹 Langage familier et brutal : verve polémique de La Boétie.
🔹 « flairé la poudre », « foulé le sable » → références guerrières qui montrent l’illégitimité du pouvoir tyrannique.
🔹 Clôture sarcastique sur l’impuissance sexuelle : atteinte à la virilité, stratégie rhétorique de délégitimation totale.
🟥 Lignes 13–15 : Une question terrible
« Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? »
🔹 Retour à la question rhétorique, mais cette fois sur le peuple soumis.
🔹 Le ton est amer : La Boétie veut faire réagir le lecteur en lui montrant sa propre honte potentielle.
🟥 Lignes 15–17 : Une absurdité croissante
« Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais possible. »
🔹 Le raisonnement devient progressif, logique : d’abord de petits groupes.
🔹 « étrange » mais pas impossible → concession qui prépare la suite.
🟥 Lignes 17–20 : Le scandale de la majorité soumise
« Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul […] dira-t-on encore qu’ils n’osent pas, ou qu’ils ne veulent pas ? »
🔹 Passage à une quantité absurde → la masse face à un seul.
🔹 Deux hypothèses : manque de courage (n’osent pas) ou indifférence (ne veulent pas).
🔹 La Boétie questionne la dignité du peuple, pousse à une prise de conscience morale.
🧾 Conclusion
Dans ce passage, La Boétie construit une indignation croissante face à une réalité politique qu’il juge aberrante : des millions d’hommes acceptent de se soumettre à un seul, souvent incapable et faible. Par un style oratoire, rhétorique et ironique, il déconstruit toute légitimité du tyran. Ce texte constitue un appel à la lucidité, au sursaut de volonté, et à la désobéissance civique.
C’est un texte encore brûlant d’actualité dans sa critique du consentement passif aux formes modernes de domination.