BALZAC
Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d'inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à plonger le mourant dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l'action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmentes de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d'antiquités dans l'intention de donner une pâture à ses sens, ou d'y attendre la nuit en marchandant des objets d'art. C'était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial', comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l'échafaud; mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l'assurance d'une duchesse qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d'un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d'un ivrogne. N'était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort? Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d'apercevoir les choses sous d'étranges couleurs, ou animées d'un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l'eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s'ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance.
Balzac, La peau de chagrin, p.29
Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d'inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à plonger le mourant dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l'action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmentes de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d'antiquités dans l'intention de donner une pâture à ses sens, ou d'y attendre la nuit en marchandant des objets d'art. C'était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial', comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l'échafaud; mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l'assurance d'une duchesse qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d'un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d'un ivrogne. N'était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort? Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d'apercevoir les choses sous d'étranges couleurs, ou animées d'un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l'eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s'ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance.
Introduction
Balzac est un auteur français, notamment connu pour La Comédie humaine, un projet littéraire visant à représenter la société du XIXᵉ siècle dans toute sa complexité. La Peau de chagrin, publiée en 1831, fait partie de cet ensemble. Ce roman raconte l’histoire de Raphaël de Valentin, un jeune homme désespéré qui, sur le point de se suicider, découvre un objet magique capable de réaliser tous ses souhaits au prix d’une accélération de sa mort. L’extrait étudié, situé au début du roman, présente Raphaël dans un moment d’introspection, alors qu’il déambule dans Paris, au bord du désespoir. Comment Balzac met en scène la déambulation d’un Raphaël au bord du désespoir ? Nous analyserons comment cette déambulation nocturne, devient à la fois une introspection tourmentée et une métaphore de l’écrivain en quête de sens et d’inspiration.
- Une déambulation enchantée : le voyage d’un esprit troublé
Un voyage dans des lieux multiples, empreints de projections mentales et cadre propice au fantastique
Tout d’abord Balzac compare Paris à une "jolie femme" qui, selon lui, peut être tantôt belle, tantôt laide, de manière imprévisible. Cela renvoie à l'idée que Paris, comme une personne capricieuse, change d'apparence et d'atmosphère en fonction des circonstances ou des moments. l'"air menaçant" décrit une face sombre et inquiétante de la ville, qui, sous les "teintes grises du ciel", semble morose et hostile. On comprend donc qu’Ici, l’état psychologique sombre de Raphaël teinte sa vision de la ville : il la perçoit comme angoissante imprévisible, à l’image de son désespoir et de sa confusion. De plus, Balzac personnifie la nature, dans « la nature elle-même conspirait » . Le terme "conspirait" montre que tous les éléments extérieurs (le ciel, le vent, la lumière, etc.) semblent s’allier contre Raphaël comme si la nature était complice de sa chute .Cette personnification donne à la nature un rôle malveillant et sert à aggraver la souffrance du personnage avec une "puissance malfaisante". Finalement tous ces éléments montrent que la description spatio-temporel de la ville nous amènerait sur une ballade fantastique ou Raphaël serait en train d'halluciner.
Une exacerbation des sens : entre vertige et perception altérée
Ce passage se déroule durant la nuit, instaure une atmosphère mystérieuse, mais est surtout un élément principal du fantastique. Raphaël est décrit comme "ivre de la vie, ou peut-être de la mort", oscillant entre lucidité et hallucination. Son état de conscience altéré est illustré par le motif du "vertige", qui brouille les frontières entre le réel et l’imaginaire. Les comparaisons à un "ivrogne" “un sourire fixe comme celui d'un ivrogne” ou aux "vagues" “mouvement semblable à celui des vagues” soulignent la perte de contrôle et l’instabilité de ses perceptions, amplifiant le caractère fantastique de l’extrait. En conséquence, il est capable de ressentir de façon aiguë des éléments corporels habituellement imperceptibles : “une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l'eau tiède”. Il “ sentait son organisme” peut “ voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait”
Une marche semi-consciente : un pas mal assuré
Raphaël, bien qu’il déambule sans but précis, semble être guidé par une force inconsciente. L’utilisation de la préposition “ou” dnas la phrase 4 montre l'indécision mental de raphael . il va inconsciemment Ce "voyage semi-conduit" est marqué par des métaphores du mouvement : “mouvement semblable à celui des vagues” qui traduisent à la fois une errance physique et une progression intérieure vers une prise de conscience. Cette image insiste bien sur l'instabilité du tracé qu’il emprunte. Balzac utilise également la comparaison du prisonnier en route pour l’échafaud confirment l’aspect nécessairement inconfortable de son périple nocturne. “comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l'échafaud” La fin de sa déambulation est marquée par une chute;”Il retomba bientôt dans ses vertiges”. Ainsi, l’entrée dans le magasin est le début de sa lente agonie accompagnée de la peau de Chagrin. Cette agonie n’est pas seulement physique : celle-ci est redoublée par des tourmentes métaphysiques.
. Les tourmentes de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues,
comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l'échafaud;
- Une introspection tourmentée et agonique
- Un personnage réduit à l’état de zombie
Ce passage met en avant un personnage dissocié, dont les pensées tourmentées rappellent l’image d’un homme déjà condamné. Raphaël est dépeint comme une "ombre de lui-même", évoquant un mort-vivant. Les métaphores de la "douleur intérieure", de la "mer intérieure" et de la mort traduisent son agonie existentielle. La comparaison avec l’échafaud confirme non seulement la proximité avec la mort, mais en plus le caractère inéluctable de son destin : la tragédie de la peau est prête à frapper. Raphaël est d’ailleurs lui-même au courant du caractère scellé de son destin. “mais la conscience de sa prochaine mort” N'était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort? Cette question posée sous forme d’alternative entre la vie et la mort insiste sur cette ligne de crête où se trouve le personnage.
Raphael avec un corps troublé reflétant son âme
Par ailleurs, Raphaël cherche à masquer son état intérieur et à paraître mieux qu’il ne l’est. Il prétend entrer chez l’antiquaire comme une personne importante. ”mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l'assurance d'une duchesse qui a deux amants,” Ce contraste montre une lutte intérieure entre lucidité et désespoir. Cette parade ne fait pas illusion cependant longtemps, étant donné son air “ivrogne”.
Un paysage intérieur reflétant l’âme tourmentée
La mer, le vent et les "tourmentes" évoquent une tempête intérieure. Ces métaphores traduisent l’instabilité psychologique du personnage et renforcent l’impression d’une agonie physique et mentale. Son mental est également influencé par sa condition corporelle précaire “Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique”. Le passage est dominé par une seule question fondamentale : celle de la mort. L’ensemble du texte est imprégné d’un champ lexical de la perte : "brouillard", "âme", "tourmentes". Delus ,L’absence de connecteurs logiques reflète la confusion intérieure du personnage, soulignant l’idée d’un flot de pensées désordonné. Balzac distille au fil du texte la métaphore du cercle : celle-ci indique la façon dont Raphaël ne fait que tourner sur lui-même, et est prisonnier d’un flot de pensées devenues carcans. “le fluide qui circule” (l.5) irrégulière circulation
III. Une métaphore de l’écrivain en panne d’inspiration
Un écrivain sans idée : une figure de la mort
À travers Raphaël, Balzac tisse la métaphore de l’écrivain et de l’artiste en quête de sens. Le désespoir du héros évoque celui de l’écrivain confronté au vide créatif : un écrivain sans inspiration est un écrivain mort. Le caractère agonisant de Raphaël montre la difficulté pour les écrivains d’être confronté au gouffre créatif. L’art nécessitant de l’inspiration, sans celle-ci les écrivains se trouvent tout simplement coupés de toute prétention à produire. “mais la conscience de sa prochaine mort”. L’ “irrégulière circulation” fait référence au fait qu’il ne fasse que tourner en rond, et que son inspiration en pâtisse.
C’est sans doute l’état psychique de celui qui était dans un excès de travail qui vient nourrir cette image. Raphaël vient de terminer un livre qu’il a jugé “inutile” et dont le travail ne porte toujours pas ses fruits. à la fois conscient de sa mort prochaine et ivre d’un ultime espoir, illustre la tension entre épuisement et création.
La marche comme moyen de retrouver l’inspiration
La déambulation nocturne dans Paris devient une métaphore de la recherche d’idées. Paris, ville d’inspiration pour de nombreux écrivains, est ici à la fois un lieu concret et un espace mental propice à la réflexion. Les écrivains viennent à Paris avec l’ambition d’écrire et d’accomplir une carrière littéraire, comme Lucien de Rubempré dans les Illusions Perdues. Ici, Raphaël ne peut cependant pas bénéficier de cette ville et reste prisonnier de ces tourments intérieurs. Vers le milieu du texte, l’entrée dans le magasin d’antiquité cependant dessine un espace propre pour l’artiste à la reconnexion avec soi.
Le magasin d’antiquités, où Raphaël finit par entrer, symbolise un refuge pour l’esprit, un lieu où il espère trouver un "cordial" pour nourrir son âme. Les écrivains apprécient ces espaces dédiés à la réflexion : dans l’agitation urbaine, ils y trouvent un refuge. Le magasin d’antiquité est un espace où les objets, collectés durant de nombreuses années, offrent une source d’inspiration et d’apaisement. L’art et les objets d’arts présentés dans le magasin deviennent l’occasion de retrouver un lien avec la réalité tangible, et de quitter un instant son espace mental tourmenté. “Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s'ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance” ; l’adverbe “simplement” contraste avec les tourments complexes de sa vie mentale ; le magasin constitute bien ce lieu de clarté qui évacue un temps les obsessions du protagoniste.
La souffrance intérieure comme source d’inspiration
Balzac suggère que la douleur intérieure peut devenir une force créatrice. L’oxymore "extase douloureuse" illustre cette idée : c’est dans la souffrance et le tourment que le héros (ou l’écrivain) trouve une énergie pour avancer. La dissolution de la réalité, le vertige et les visions troublées du héros rappellent que l’écriture naît souvent d’un état de crise et d’imagination exacerbée. Le périple de Raphaël et sa découverte de la peau font de lui un écrivain qui dépasse la valorisation d’une vie superficielle et mondaine auprès de Foedora - pour devenir quelqu’un qui estime la vie et sa valeur. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut évoluer en tant que héros.