RIMBAUD - MA BOHEME

Publié le 30 juin 2025 à 20:25

Ma Bohème

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1870)

COMMENTAIRE

🎯 Problématique

Comment Rimbaud sublime-t-il sa pauvreté en une célébration poétique de la liberté, du voyage et de l’inspiration lyrique ?

🧭 Plan proposé pour commenter le texte à l'oral

I. L’errance d’un poète vagabond (strophe 1)
II. Une vision cosmique et poétique du monde (strophe 2)
III. L’harmonie entre la nature, la poésie et le corps (strophes 3 et 4)

🟥 Strophe 1 : Le départ bohème du poète

« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; »

🔹 Le vers d’ouverture est concret, autobiographique : « je m’en allais » = mise en mouvement immédiate.
🔹 « poings dans mes poches crevées »image de pauvreté mais aussi de nonchalance, geste typique du flâneur.
🔹 Métaphore possible : poches crevées = absence de richesse, mais aussi rejet du matériel.

« Mon paletot aussi devenait idéal ; »

🔹 Le vêtement usé (paletot) devient idéaltransfiguration poétique du réel.
🔹 Il ne s’agit pas d’un manteau neuf, mais d’un manteau sublimé par l’imagination.

« J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; »

🔹 « Muse ! » = apostrophe poétique → invocation de la divinité inspiratrice.
🔹 « ton féal » = ton fidèle, ton chevalier → vision médiévale et lyrique du poète, mystique de l’inspiration.

« Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! »

🔹 Exclamation enfantine « Oh ! là ! là ! » = ton à la fois sincère et ironique, marque la jeunesse du poète.
🔹 Le vers suggère que Rimbaud rêve d’amours imaginaires, dans une pure exaltation de l’esprit, non de la chair.

📌 → Idée maîtresse : Le poète pauvre et seul se met en route, habité par une quête lyrique, où l’amour, l’idéal, et la Muse remplacent la richesse.

🟩 Strophe 2 : Le cosmos comme refuge et inspiration

« Mon unique culotte avait un large trou. »

🔹 Retour prosaïque, volontairement trivial → registre réaliste voire comique.
🔹 Il ne cache pas sa misère → autodérision.

« – Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes. »

🔹 Métaphore filée du conte : Petit Poucet → il sème non pas des cailloux, mais des vers, ce qui montre l’identification de la marche au processus poétique.
🔹 « j’égrenais » : image du rythme poétique, de la fécondité créatrice.
🔹 Belle fusion entre le réel et l’imaginaire.

« Mon auberge était à la Grande-Ourse. »

🔹 Métaphore magnifique → lui qui n’a pas de toit dort sous les étoiles.
🔹 La Grande-Ourse devient hôtel céleste : poétisation de la précarité.

« – Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou »

🔹 « frou-frou » → sonorité douce, effet d’harmonie sensorielle (synesthésie : le son des étoiles).
🔹 Les étoiles ne sont pas abstraites : elles vivent, bruissent, deviennent compagnes du poète.

📌 → Idée maîtresse : Le poète se nourrit de la nature et du ciel, qui deviennent abris et sources d’inspiration. Sa pauvreté est sublimée en richesse poétique.

🟦 Strophes 3 et 4 : Fusion du corps, du poème et du monde

« Et je les écoutais, assis au bord des routes, »

🔹 « assis au bord des routes » → image du poète-marginal, à la lisière, observateur du monde.
🔹 Attitude contemplative, comme en extase.

« Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes / De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; »

🔹 « bons soirs » → tonalité douce, nostalgie heureuse.
🔹 « rosée […] comme un vin de vigueur »comparaison audacieuse, élixir naturel qui donne la force d’écrire.
🔹 Fusion entre élément naturel et effet sensorielivresse poétique.

« Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, »

🔹 « rimant » = écrire, mais aussi vivre poétiquement.
🔹 « ombres fantastiques » → double lecture : le crépuscule réel, mais aussi les formes mentales, poétiques.

« Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! »

🔹 Image surprenante : « tirer les élastiques […] comme des lyres »instrumentalisation de la misère, sublimation du trivial.
🔹 « un pied près de mon cœur » → image frappante : le voyage est aussi une expérience intime, où le corps est lié au cœur.

📌 → Idée maîtresse : Le poète vit une expérience fusionnelle avec le monde, transforme la douleur physique en musique, et fait du corps un instrument poétique.

🧾 Conclusion

Dans ce poème, Rimbaud mêle l’autobiographie lyrique, le conte, la nature, et le rêve poétique. Le jeune poète transforme son errance solitaire et sa misère en une expérience joyeuse, libre, et créatrice, où l’univers entier — du ciel étoilé à ses propres souliers — devient matière à poésie.
Ce texte incarne parfaitement sa vision de la poésie : briser les frontières entre réel et rêve, entre souffrance et beauté, et faire de la liberté physique une ivresse poétique totale.