Texte 10 : Sarraute, Pour un oui ou pour un non
H.1. – Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… je voudrais savoir… que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as contre moi ?
H.2. – Mais rien… Pourquoi ?
H.1. – Oh, je ne sais pas… Il me semble que tu t’éloignes… tu ne fais plus jamais signe… il faut toujours que ce soit moi…
H.2. – Tu sais bien : je prends rarement l’initiative, j’ai peur de déranger.
- 1. – Mais pas avec moi ? Tu sais que je te le dirais… Nous n’en sommes tout de même pas là…
Non, je sens qu’il y a quelque chose…
H.2. – Mais que veux-tu qu’il y ait ?
H.1. – C’est justement ce que je me demande. J’ai beau chercher… jamais… depuis tant d’années…
il n’y a jamais rien eu entre nous… rien dont je me souvienne…
H.2. – Moi, par contre, il y a des choses que je n’oublie pas. Tu as toujours été très chic… il y a eu des circonstances…
H.1. – 0h qu’est-ce que c’est ? Toi aussi, tu as toujours été parfait… un ami sûr… Tu te souviens comme on attendrissait ta mère ?…
H.2. – 0ui, pauvre maman… Elle t’aimait bien… elle me disait : «Ah lui, au moins, c’est un vrai copain,
tu pourras toujours compter sur lui.» C’est ce que j’ai fait, d’ailleurs.
H.1. – Alors ?
H.2, hausse les épaules. – Alors… que veux-tu que je te dise !
H.1. – Si, dis-moi… je te connais trop bien : il y a quelque chose de changé… Tu étais toujours à une certaine distance… de tout le monde, du reste… mais maintenant avec moi… encore l’autre jour, au téléphone … tu étais à l’autre bout du monde… ça me fait de la peine, tu sais…
H.2, dans un élan. – Mais moi aussi, figure-toi…
H.1. – Ah tu vois, j’ai donc raison…H.2. – Que veux-tu… je t’aime tout autant, tu sais… ne crois pas ça… mais c’est plus fort que moi…
H.1. – Qu’est-ce qui est plus fort ? Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? Il y a donc eu quelque chose…
H.2. – Non… vraiment rien… Rien qu’on puisse dire…
COMMENTAIRE :
🎬 Introduction
Pour un oui ou pour un non est une pièce de Nathalie Sarraute publiée en 1982, représentative du théâtre contemporain influencé par le Nouveau Roman. L’autrice y explore la psychologie des relations humaines et en particulier les sous-entendus, les non-dits, les tensions invisibles du langage quotidien. Le théâtre sarrautien se caractérise par une absence de véritable intrigue, de décor réaliste, et même de noms pour les personnages : H.1 et H.2 sont anonymes et interchangeables.
L’extrait étudié est l’incipit de la pièce. Il ne commence ni par une présentation des personnages ni par une situation bien définie, mais directement in medias res, au cœur d’une conversation floue et intime.
🎯 Problématique
En quoi cet incipit rompt-il avec les codes traditionnels du théâtre et installe-t-il d’emblée une tension psychologique et verbale entre les personnages ?
🧭 Plan de lecture linéaire
I. Un début en suspens : une parole hésitante, sans cadre ni situation
II. Une amitié troublée par un malaise insaisissable
III. L’aveu impossible : un langage impuissant face à l’indicible
🔍 Lecture linéaire
I. Un début en suspens : une parole hésitante, sans cadre (l. 1–4)
« Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… »
L’incipit commence sans présentation, directement sur une parole flottante. L’hésitation est manifeste :
-
retours en arrière, ellipses syntaxiques (« je voulais te demander… »)
-
incises vagues : « un peu », « je voudrais savoir… »
-
absence de lieu, de didascalies précises
Ce flou rompt avec le modèle classique d’exposition (lieu, temps, personnages, situation initiale). L’incipit est entièrement dialogué, ce qui rend le lecteur/spectateur immédiatement actif, contraint d’interpréter un malaise latent.
« Mais rien… Pourquoi ? »
H.2 répond dans le déni, par une formule laconique. Le rythme de l’échange, très rapide, crée une impression de vide.
🎭 Sarraute installe ici une tension sans objet apparent, comme un courant invisible entre les deux voix.
II. Une amitié troublée par un malaise insaisissable (l. 5–11)
« Tu ne fais plus jamais signe… il faut toujours que ce soit moi… »
H.1 exprime un déséquilibre affectif dans la relation.
-
L’emploi du pronom personnel fort « tu », répété, traduit une accusation douce, teintée de blessure.
-
Le champ lexical de l’éloignement revient : « tu t’éloignes », « distance », « l’autre bout du monde ».
« Tu sais bien : je prends rarement l’initiative, j’ai peur de déranger. »
H.2 reste dans une attitude défensive, passive. Sa justification repose sur des raisons psychologiques vagues, non spécifiques. Ce flou empêche toute résolution.
Il y a une tension entre :
-
un besoin de clarté chez H.1 (volonté de comprendre),
-
et une résistance sourde chez H.2 (retrait, repli sur soi).
Le dialogue devient labyrinthique, autocentré, chaque mot semble peser plus qu’il ne signifie.
III. L’aveu impossible : un langage impuissant face à l’indicible (l. 12–fin)
« Moi aussi, figure-toi… »
L’émotion surgit brièvement : un élan du cœur, mais aussitôt contenu, recouvert d’ambiguïté.
« Je t’aime tout autant… mais c’est plus fort que moi… »
La déclaration est troublante : tendresse réelle ? Distance irrémédiable ? Ce « plus fort que moi » marque l’impuissance face au langage, à l’émotion.
« Rien… vraiment rien… Rien qu’on puisse dire… »
Clôture énigmatique. L'anaphore de "rien" souligne le refus de formuler une rupture explicite.
Sarraute met ici en œuvre ce qu’elle appelle des « tropismes » : des mouvements psychiques pré-verbaux, insaisissables mais déterminants dans les relations humaines.
✅ Conclusion
Cet incipit déroutant rompt avec les conventions du théâtre classique et réaliste. Il plonge le lecteur/spectateur dans une parole suspendue, où les enjeux sont flous mais profondément affectifs. Le non-dit devient le véritable moteur dramatique : Nathalie Sarraute explore ainsi la fragilité des liens humains, la violence sourde de l’ordinaire, et l’impossibilité de dire ce qui dérange — tout cela « pour un oui ou pour un non ».
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