Pour un oui pour un non - (quasi) EXCIPIT

Publié le 30 juin 2025 à 22:37

Texte 12 : Sarraute, Pour un oui ou pour un non

H.1 : Oui, tu ne le perds jamais. Tu as dû avoir le fol espoir, comme tout à l’heure, devant la fenêtre... quand tu m’as tapoté l’épaule... « C’est bien, ça... »

H.2 : C’est bien, ça ?

H.1 : Mais oui, tu sais le dire aussi... en tout cas l’insinuer... C’est biiien... ça... voilà un bon petit qui sent le prix de ces choses-là... on ne le croirait pas, mais vous savez, tout béotien qu’il est, il en est tout à fait capable...

H.2 : Mon Dieu ! et moi qui avais cru à ce moment-là... comment ai-je pu oublier ? Mais non, je n’avais pas oublié... je le savais, je l’ai toujours su...

H.1 : Su quoi ? Su quoi ? Dis-le.

H.2 : Su qu’entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission... C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi.

H.1 : Là tu vas fort.

H.2 : Mais non, pas fort du tout. Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent.

H.1 : Quels camps ? Ils ont un nom.

H.2 : Ah, les noms, ça c’est pour toi. C’est toi, c’est vous qui mettez des noms sur tout. Vous qui placez entre guillemets... Moi je ne sais pas.

H.1 : Eh bien, moi je sais. Tout le monde le sait. D’un côté, le camp où je suis, celui où les hommes luttent, où ils donnent toutes leurs forces... ils créent la vie autour d’eux... pas celle que tu contemples par la fenêtre, mais la "vraie", celle que tous vivent. Et d’autre part... eh bien...

H.2 : Eh bien ?

H.1 : Eh bien…

H.2 : Eh bien ?

H.1 : Non...

H.2 : Si. Je vais le dire pour toi... Eh bien, de l’autre côté il y a les "ratés".

 

 

🎬 Mise en contexte

Ce passage se situe vers la fin de Pour un oui ou pour un non. Les deux personnages, H.1 et H.2, évoquent une sortie en alpinisme, moment crucial où chacun avait ressenti une violente animosité intérieure, au point d’envisager — intérieurement — de faire tomber l’autre. La pièce culmine ici dans un aveu de rivalité irréconciliable, derrière l’apparente amitié.


🎯 Problématique

Comment cette scène transforme-t-elle un souvenir banal en révélateur tragique d’une guerre intérieure entre les deux personnages ?


🧭 Plan proposé

I. (lignes 1 à 6) Un souvenir anodin qui réveille une blessure profonde
II. (lignes 7 à 14) L’émergence d’un conflit irrémédiable : une lutte à mort
III. (lignes 15 à la fin) L’opposition de deux visions du monde et des êtres

🔍 Lecture linéaire

I. Un souvenir anodin qui réveille une blessure profonde

« Oui, tu ne le perds jamais. Tu as dû avoir le fol espoir… »
H.1 accuse H.2 de manier une forme d'ironie condescendante. Le souvenir de la sortie en montagne — et du tapotement sur l’épaule — devient le déclencheur du ressentiment.

« C’est biiien… ça… voilà un bon petit… »
Le discours rapporté par H.1 imite une intonation paternaliste, avec un ton moqueur, une prosodie enfantinisante. On perçoit une profonde blessure d’orgueil, un soupçon de mépris social.

Cette scène en apparence mineure est investie d’un enjeu existentiel : elle symbolise la hiérarchie perçue entre les deux hommes.

II. L’émergence d’un conflit irrémédiable : une lutte à mort

« Pas de conciliation possible. Pas de rémission. »
La parataxe (enchaînement de phrases courtes sans lien logique) donne un ton sec, tranchant, qui traduit l’absolu du conflit.

« C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. »
H.2 met des mots sur l’innommable : ce n’est plus un désaccord, mais une guerre psychologique entre deux êtres. Il ne s’agit plus d’un malentendu, mais d’un enjeu vital.

« Nous sommes dans deux camps adverses. »
Le lexique est militaire, et accentue l’idée d’incompatibilité radicale.

On passe d’un souvenir intime à une révélation tragique, soulignée par la gradation dramatique du dialogue.

III. L’opposition de deux visions du monde

« Quels camps ? Ils ont un nom. »
H.1 tente de nommer l’ennemi, de structurer l’opposition. Il réclame une catégorisation, ce qui renvoie à son besoin d’ordre et de maîtrise intellectuelle.

« C’est toi, c’est vous qui mettez des noms sur tout. »
H.2 oppose à cela une forme d’intuition sensible. Il refuse le langage figé, les étiquettes.

« Celui où les hommes luttent […] la 'vraie' [vie] […] De l’autre côté il y a les 'ratés'. »
On assiste à une bascule idéologique : H.1 se revendique de l’action, du réel, de la construction, tandis que H.2 serait du côté de la contemplation, de la passivité — voire du renoncement.

Le mot « ratés » — ironique et violent — condense le jugement social, et révèle la brutalité symbolique de cette pièce.

 

 

✅ Conclusion

Cette scène, d’un minimalisme scénique apparent, est une bombe émotionnelle. Elle révèle à travers un souvenir anodin un conflit existentiel et ontologique entre deux êtres. Le langage, loin d’apaiser, dévoile ici une vérité crue : toute relation, même amicale, peut être minée par une rivalité latente, une violence indicible. Sarraute interroge le théâtre comme lieu d’exploration des tensions invisibles, là où le drame ne vient pas d’un fait, mais d’un ton, d’un regard, d’un mot de trop.