Selon Sainte-Beuve, « Le Traité de la servitude volontaire, qui bien lu, n'est à vrai dire qu'une déclamation classique et un chef-d'œuvre de seconde année de rhétorique [...] annonce bien de la fermeté de pensée et de talent d'écrire » (Causeries du lundi).
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✅ Introduction
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Accroche : Il arrive que certains textes n’aient guère de succès à leur époque mais traversent les siècles en silence avant d’être redécouverts comme fulgurants. Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, écrit vers 1548 par un jeune homme de 18 ans, en est un exemple.
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Présentation : Dans ce texte à la fois politique et philosophique, La Boétie interroge un paradoxe central : pourquoi des peuples entiers se soumettent-ils volontairement à un pouvoir tyrannique ?
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Problématisation : Or, Sainte-Beuve, dans ses Causeries du lundi, minimise la portée philosophique du texte en le considérant comme une « déclamation » rhétorique d’étudiant, certes brillante, mais sans réelle profondeur politique. Ce jugement, s’il reconnaît la qualité du style, interroge la portée philosophique réelle du traité.
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Problème : Ce jugement critique rend-il vraiment justice à la richesse du texte ?
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Annonce du plan :
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I. Oui, Le Discours peut apparaître comme une déclamation rhétorique,
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II. Mais il dépasse largement l'exercice scolaire par la profondeur politique de sa pensée,
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III. Enfin, son style propre, entre poétique de l’indignation et analyse philosophique, en fait une œuvre unique d’humaniste pré-moderne.
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🟥 I. Le texte a bien les traits d’une déclamation rhétorique — un exercice de style argumentatif
🔍 Thèse de Sainte-Beuve justifiée
1. Un style oratoire marqué, proche de la rhétorique scolastique
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Périodes longues, apostrophes (« ô misérables peuples »), anaphores, interpellations
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Ex : l’accumulation dans l’incipit et les antithèses : « Comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes... »
2. Une pensée plus passionnée que démonstrative
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Le texte convainc plus par l’indignation que par la rigueur logique
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Absence d’appareil conceptuel solide, de contre-arguments : l’appel à la liberté remplace l’analyse politique structurée
3. Une œuvre juvénile : un jeune homme dans le contexte humaniste
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La tradition des déclamations dans les collèges (inspirées de Sénèque ou de Cicéron)
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Le ton moralisant est typique de l’éducation humaniste d’un jeune lettré au XVIe siècle
✅ Sainte-Beuve a donc raison de parler de « chef-d’œuvre de seconde année de rhétorique ».
🟩 II. Mais une profondeur politique réelle traverse le texte et dépasse l’exercice scolaire
🔍 La portée philosophico-politique ne peut être réduite à la rhétorique
1. Une intuition fondamentale : le paradoxe de l’obéissance volontaire
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« Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »
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Idée novatrice : la tyrannie ne repose pas tant sur la force que sur le consentement des dominés
2. Une critique radicale du pouvoir personnel
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Mise en cause de la monarchie comme structure même : « je ne crois pas qu’il y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul »
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Réflexion pré-rousseauiste sur l’aliénation politique
3. Une prémisse de la désobéissance civile
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Influencera Tolstoï, Thoreau, puis les mouvements pacifistes du XXe siècle
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Déjà ici, l’idée qu’un peuple peut refuser le joug simplement en cessant d’obéir
⚖️ Le fondement politique du texte dépasse donc son âge ou sa forme scolaire.
🟦 III. Une œuvre entre littérature, politique et morale : l’éclat d’un humaniste engagé
🔍 Une morale humaniste
1. Un style vibrant et indigné, qui sert une cause juste
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La beauté du style renforce la puissance de l’indignation
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Proximité avec Montaigne : style « vivant », en mouvement, et appel à la lucidité
2. Une voix singulière d’humaniste libre et enthousiaste
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Un éloge de la liberté humaine, de l’autonomie morale
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Pas seulement politique : c’est un appel à « être humain » face à la lâcheté des peuples
3. Le texte comme expérience de pensée libératrice
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Il ne décrit pas un régime, il provoque une interrogation intime
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Sa portée dépasse les régimes historiques : il touche à notre désir de sécurité, à notre complicité avec la domination
💡 Le texte vaut donc non comme traité politique au sens technique, mais comme méditation existentielle et politique, dans une langue qui frappe.